Voyage aux ombres (Arleston, Alwett & Augustin – Soleil)

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Si il y a quelque chose de mal fichu au royaume de la BD, c’est l’absence d’une vraie analyse sérieuse des séries grand public genre les trucs à Arles­ton chez Soleil. Les critiques intel­los se gobergent avec la moindre autobio de nana noir et blanc qui raconte son absence d’orgasme et il n’y a personne d’un peu consis­tant qui se penche sur Lanfeust de Troy ou ces histoires d’avions chez Paquet. Au grand mépris des médias tradi­tion­nels se rajoute une couche de snobisme de plus envers des genres consi­dé­rés comme ”sous-BD” (comme la SF, le fantas­tique ou le polar ont pu être consi­dé­rés comme ”sous-litté­ra­ture”, j’ima­gine). À une époque où on l’on tente de sauver n’importe quelle création ciné un peu populaire (au point que le film de zombies est désor­mais consi­dé­ré comme du cinéma politique de première impor­tance), cet aveugle­ment archaïque, héritage d’une tradi­tion cultu­relle d’avant 68, prouve le manque de dynamisme et de créati­vi­té de la critique BD actuelle.
”Oui, mais il faut se les farcir ces albums” pleur­niche le critique au fond à droite, derrière la poubelle. Et là, je ne peux pas vraiment jeter la pierre. Combien d’albums Soleil chroni­qués dans ce blog ? C’est que mes expériences en la matière n’ont jamais été très encou­ra­geantes. Lanfeust et Troll me donnent la migraine et ce n’est pas une façon de parler. L’écri­ture d’Arles­ton est juste trop riche pour moi et j’ai un peu de mal à comprendre les gens qui trouvent ça plus facile à lire que du Blutch ou du Goossens (bon, c’est plus facile que du Chris Ware, je l’avoue). J’ai retrou­vé ce même problème dans le XIII dessi­né par Moebius. Ça me semblait telle­ment alambi­qué, telle­ment artifi­ciel et écrit que que j’y prenais aucun plaisir. On pourra me taxer d’intel­lec­tua­lisme force­né mais je peux regar­der une bonne comédie senti­men­tale ou un petit polar malin sans problème (ou même lire une bonne aventure de Picsou). Ce n’est donc pas unique­ment un problème de forma­tion cultu­relle (mais un peu quand même vu mon rapport à la télé commerciale).

Ce qui ne m’empêche pas de feuille­ter les albums sus-cités en espérant un éventuel coup de foudre et parce qu’en général le dessin est souvent efficace et agréable à l’œil (bon, on va plutôt dire ”en moyenne”). Pour la fête des pères, je me suis donc fait offrir Voyage aux Ombres, coscé­na­ri­sé par Arles­ton et Alwett et joliment dessi­né par Augus­tin. Cette dernière est surtout connue pour Alim le tanneur chez Delcourt, une série fanta­sy dans un monde orien­tal dessi­né très ”anima­tion”, une ligne claire très jolie mais un peu trop posée à mes yeux de grognon paten­té. Autant dire que je n’avais pas recon­nu son trait, passé au filtre Soleil mais du coup plus souple et plus aérien et qui m’a donné envie d’en savoir plus.

Inssë­ry, jeune fille qui rêve de faire du théâtre, est mariée de force à un jeune frelu­quet arrogant et préfère se suici­der plutôt que de passer une nuit avec lui (ça commence fort). Arrivée aux enfers, elle croise un incube rigolo et kawai qui lui permet de réali­ser son rêve : monter sur les planches. Sauf que le mari a décidé de la sortir du royaume des Morts.

On aura recon­nu le mythe d’Orphée mis à la sauce décalée dans un univers fanta­sy orien­tal. J’avoue que je ne suis pas très convain­cu par les motiva­tions des person­nages. Le mari est vraiment très flou : c’est en même temps un riche commer­çant et un noble guerrier, il est censé être telle­ment désagréable que Innsë­ry préfère la mort mais c’est vraiment artifi­ciel (il n’est pas moche ou immonde, juste désagréable). D’un autre côté, elle n’a pas tout à fait tort parce que la mort, c’est pareil même que la vie sauf que l’uni­vers est un peu plus barré. C’est donc un magni­fique encou­ra­ge­ment au suicide : si vous vous ennuyez, n’hési­tez pas à mourir, vous allez vous retrou­ver dans un univers bien fun. Je ne vous raconte pas la fin (ah si, tiens : Innsë­ry fait un tabac sur les planches, son mari décide de se sacri­fier pour qu’elle vive et en fait, ça ne lui fait ni chaud ni froid et elle va faire un tour de dragon pour fêter ça). Ah ben, finale­ment, c’est une vraie salope (je n’aime pas utili­ser ce terme. Si vous avez mieux en plus drôle, je prends), je m’en rends compte là.

Rhaaa, c’est terrible ! Je voulais faire une critique distan­ciée et je me retrouve en train d’assas­si­ner un album (si vous êtes un des auteurs, n’hési­tez pas à inter­ve­nir, je suppri­me­rai toute cette partie) ! Mais c’est claire­ment un problème de calibrage : visible­ment Alwett s’est spécia­li­sé dans les BD pour filles chez Soleil (à débattre au vu de sa réaction) et en se concen­trant sur le person­nage féminin, elle loupe la vraie tension du concept : le mari part aux Enfers pour récupé­rer sa femme. De la même manière, toute la théma­tique est asepti­sée. Pour ne pas effrayer les lecteurs, la mort ne change pas vraiment les gens et les Enfers sont inquié­tants et dange­reux mais pas trop. En fait, j’aurais été direc­teur de collec, j’aurais propo­sé de renver­ser le postu­lat : et si c’était madame qui allait chercher son homme aux Enfers ? On aurait évité un person­nage central passif qui se contente de subir les évène­ments. Et on aurait une vraie histoire féministe. Quand au dessin de Augus­tin, il est finale­ment un peu trop Soleil (pareil, à débattre – c’est le senti­ment que j’ai eu mais est-il justi­fié ?) pour m’enchan­ter réelle­ment. Je me dis qu’il y aurait pu y avoir un peu plus de person­na­li­té. Mais on admire­ra quelques monstruo­si­tés assez proche d’un Cromwell ou d’un Riff Reb’s en forme. Ce n’est pas si mal.
Bon, je n’ai plus qu’à espérer que ça se vende des brouettes, comme ça ma critique ne sera qu’une feuille morte empor­tée au gré du vent de l’Inter­net. D’un autre côté, je me rends compte que ce genre d’album m’est toujours profi­table en tant qu’au­teur puisqu’il m’oblige à réflé­chir aux choix scéna­ris­tiques et visuels des auteurs. Finale­ment, il faudrait que j’en lise plus de ces albums…

ohmm by the sea

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20 commentaires

  1. Ma foi, il me semble que si l’objec­tif du maître de céans était simple­ment de faire une critique distan­ciée, ce n’est pas trop mal réussi : OK, un peu plus de 50% du billet est consa­cré à la prise de distance, mais le reste ne ressemble pas du tout à un assas­si­nat, c’est même une critique plutôt positive !
    Surtout si, comme moi, on en fait une lecture biaisée( juste ce qu’il faut) par la jubila­tion sincère susci­tée par l’évo­lu­tion graphique de Virgi­nie Augus­tin. J’aimais déjà bien Alim le Tanneur (avec la même légère réserve que Li-An face au côté propret), et là je suis ravi de voir Augus­tin gagner en liber­té et en fluidi­té, à la fois dans le trait et dans la mise en page (le point faible d’Alim, à mon avis). Autant dire que je n’arrive pas à perce­voir ces change­ments comme un ”passage au filtre Soleil”, mais comme la suite logique d’une évolu­tion person­nelle : Augus­tin avait débuté comme illus­tra­trice, et ses illus­tra­tions (de jeux de rôle, en parti­cu­lier) sédui­saient par leur sponta­néi­té, qu’elle avait, plus tard, été obligée de brider pour répondre à la demande, forcé­ment norma­li­sa­trice, des studios d’ani­ma­tion pour lesquels elle avait travaillé par la suite, puis à celle d’une collec­tion BD forma­tée jeunesse (ce qui veut néces­sai­re­ment dire” lisse”, dans l’esprit de beaucoup de gens); mais, en même temps, elle avait appris dans Alim à mettre le dessin au service de l’his­toire… dans Voyage, elle retrouve le trait nerveux de ses débuts, et elle se lâche dans les cadrages et les mises en page, ce qui prouve qu’elle a fait son profit de toutes ses expériences !

    Qu’est-ce que je fais : j’arrête avant que mon enthou­siasme ne devienne suspect ou je conti­nue encore un peu ?

  2. Trèèèès bien, ça compense ma ronchon­ce­té. Mais vous avez un avantage sur moi : vous connais­sez mieux le travail d’Ausgus­tin.

  3. Aaaah, on ne dira jamais assez combien l’influence insidieuse des jeux de rôle a pu altérer, chez une partie de notre jeunesse, la percep­tion de la réalité.

  4. Bon, ben moi je suis morte de rire. Déjà, parce que Virgi­nie n’est pas du tout passée au filtre Soleil (à dire vrai, elle a surpris tout le monde et nous a imposé son style comme une évolu­tion person­nelle, point-barre, ce qui n’empêche pas qu’on était très content du résultat).
    Quant au scéna­rio, je dois dire que vous êtes passés totale­ment à côté de nos inten­tions, mais ça n’a pas d’impor­tance. Vous assas­si­nez notre bouquin avec une bonne humeur commu­ni­ca­tive, alors bon, je ne peux pas vous en vouloir d’être aussi sincère ! (et puis en plus, vous m’invi­tez à inter­ve­nir alors bon)
    Au niveau des ventes, je ne crois pas qu’on en vendra des brouettes, préci­sé­ment parce que ce bouquin n’est pas dans le mood Soleil, mais aucun regret, on s’est fait bien plaisir à le faire.
    Ah, et pour info, je ne pratique pas ”que” l’écri­ture féminine (même si c’est gentil de m’iden­ti­fier comme auteur), j’ai aussi sorti, entre autres, une nouvelle et une BD sur les Ogres qui pourraient vous surprendre… vous pourrez en trouver trace sur mon blog ;)
    Sur ce, bonne journée !

    • Y’a un truc qui est bien avec mon blog ces derniers temps, c’est que dès que j’ouvre la bouche pour asséner des âneries sur mes collègues avec le sérieux qui convient à un ancien prof de maths, je me fais taper sur les doigts dans les minutes qui suivent.
      D’un autre côté, je dois avouer que je suis assez épaté par le fairplay des auteurs Soleil qui acceptent mes bêtises sans sourciller (du moins en public). Je ne suis pas sûr que d’autres collègues consi­dé­rés comme plus ”presti­gieux” auraient ce genre de réaction. Bon, ben y’a plus qu’à aller sur le site de Audrey Alwett pour vous faire une idée plus précise de l’album et décou­vrir le reste de son travail. Quoiqu’il en soit, j’espère vous croiser un jour en festi­val, non pas pour me prendre une tarte, mais pour pouvoir discu­ter de la chose autour d’un verre (je commence à avoir une sacrée ardoise en coups de verre à offrir).
      Pour ce qui est du dessin de Virgi­nie Augus­tin, je suis vraiment embêté parce que j’ai ressen­ti une forte corré­la­tion Lanfeust et si vous vous mettez à ricaner en choeur, je vais avoir des doutes. Je n’ai malheu­reu­se­ment pas d’autres albums Lanfeust sous la main pour faire une analyse détaillée et argumen­tée. Mais le lettrage est bien infor­ma­tique ”à la Lanfeust”, non ?

  5. @Audrey Alwett : pour le dessin, ça mérite en effet un vrai débat construc­tif dans le fond et la forme mais j’atten­drais ma retraite pour ça.
    Le lettrage est vraiment à la main ? Très étonnant…

  6. Salut Li-An, il n’y a vraiment aucun souci. Ce qui m’a fait mourir de rire c’est qu’au vu de votre défense de la BD populaire (que j’ai applau­di des deux mains), je m’atten­dais à une critique dithy­ram­bique et en fait non, pas du tout !
    Bref, pour Virgi­nie, je pense que ce qui dans son trait vous rappelle celui de Tarquin c’est peut-être tout simple­ment la forme d’encrage très expres­sive et jetée par endroit, et souvent chargée en encre. Après, je laisse­rai mes collègues dessi­na­teurs inter­ve­nir. Ma science du graphisme s’arrête là.
    Ah, et pour le lettrage, les albums d’Arles­ton font partie des rares en France à être encore lettrés à la main. Mais c’est la même main qui les fait tous, en effet ! Un type adorable du nom de Guy Matthias.
    J’irai boire avec plaisir un verre en votre compa­gnie, si nous nous croisons en festi­val. A bientôt !

  7. Allons, écrire comme Li-An que le trait d’Augus­tin est devenu ”plus souple et plus aérien et qu’il donne envie d’en savoir plus”, ça n’est pas vraiment méchant ! C’est vrai que, si ç’avait été moi, j’aurais été plus dithy­ram­bique ^_​_​_​_​^ mais pour l’essen­tiel, c’est aussi le senti­ment que j’aurais envie d’expri­mer. En outre, ceux qui ont envie d’en savoir plus peuvent se réjouir que l’his­toire ne s’arrête pas avec cet album et que la suite soit pour bientôt.

  8. Et oui Audrey Alwett a raison , tu contre­dis comple­te­ment la premiere partie de ton billet avec cette critique , à croire que tu écris de façon automa­tique et que tu postes . Mais c’est marrant et du coup très sincère :-)

    Tu aurais peut être dut choisir un autre album , non ? ;)

  9. @olivier : faut pas croire, c’est réflé­chi tout ça. J’achète un album Soleil et je me dis qu’il serait bon de parler de la critique BD ”sérieuse” et de son rapport avec une partie de la produc­tion. Ensuite je lis l’album et je me fais mon avis. Ben, j’ai choisi celui-là parce qu’il me faisait envie. Ça ne se commande pas trop. Du coup, le fiston ronchonne parce que je critique son cadeau…

    @Totoche : c’est bien la première fois que j’arrive à quelque chose avec les filles…

  10. Dieu,quel débat!J’aime beaucoup Virgi­nie Augustin!Je peine à aimer les mains-mises d’Arles­ton qui me semble etre trop souvent un déni du travail d’auteur(Dessinateur/trice).Mais il est sain d’avoir un regard critique et LI AN propose une voie et une voix à ce sujet,réussies.Il me semble que la colla­bo­ra­tion Arleston/​Alwett donne de nouveaux points de départs,remises en questions pertinentes.Bonne route!Dommage de ne pas davan­tage ”foutre la paix” au dessinateur!Sinon,j’attends une chronique sur Valérie Vernay.(Non,elle est pas chez Soleil)

  11. Oui , je comprend mais lorsque l’on lit ton billet ( un plaisir par ailleurs ), on s’attend logique­ment à voir mis en pratique la thèse énoncée dans la premiere partie :)

    Du coup, cela ne la crédi­bi­lise pas vue que tu ne l’illustre pas …

    En même temps ce n’est pas bien grave , d’autant que tu as RDV a prendre un verre avec la scéna­riste ( quelle séduc­teur celui là ;)

  12. Il y aurait aussi tout un pan de critiques assas­sines à creuser devant ces mises en page,découpages bateau,tant faits,refaits…Bords perdus,que de crimes en ton nom!Il y aurait tant de bonheurs diffi­ciles à trouver d’autres solutions,proposer un autre horizon aux lecteurs.Considérer autre­ment l’audace,la modernité…Non ?

  13. @olivier : le problème, c’est que c’est compli­qué de trouver un angle d’approche sur une analyse de fond sur un seul album. Il faudrait vraiment tout se farcir avec une lacune impor­tante pour moi : je n’ai pas la culture du public qui achète. Il nous faut attendre quelques années qu’une jeune personne gavée à ces albums avec un bagage cultu­rel suffi­sant s’attaque à cette montagne.

    @Julien : c’est vrai que ma réflexion portait aussi dans le décou­page qui me semblait proche de celui utili­sé par d’autres mais bon… Quant aux bords perdus, je n’ai pas d’avis sur la question (j’ai bien dû l’uti­li­ser quelque part).

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