Lune l’Envers (Blutch – Dargaud)

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Lune l’Envers est donc le nouvel album de Blutch, album hors norme s’il en est puisqu’il se présente – sous sa forme ”normale” – comme un album 56 pages couleur au format Dupuis (comme je les appelle). Hors norme puisque de nos jours, le format d’un album cible les acheteurs poten­tiels. Vous lisez Télémé­rou et vous adorez le cinéma d’auteur, on va vous faire un roman graphique noir et blanc 150 pages petit format. Vous lisez Libéra­tion (plus pour longtemps) et vous ne mangez que bio, on va vous faire un grand album type Aire Libre aux couleurs directes/​informatiques de 72 pages. Vous ne jurez que par les vieilles voitures conduites par des filles aux gros seins qui luttent contre une conspi­ra­tion terro­riste inter­na­tio­nale steam­punk (ou juste Spirou), on va vous faire un 46 pages classique couleur. Le format fait donc le lecteur, ce qui lui simpli­fie grande­ment la tâche en lui évitant de feuille­ter des albums qui ne corres­pon­drait pas à son goût qu’il suppose bon et unique et qui n’est en fait qu’une statis­tique édito­riale efficace.
Bref, donc, le nouveau Blutch ressemble à un album BD pour lecteur de BD grand public et, comme on s’y atten­dait un peu, il ne ressemble à rien de connu.
Par rapport aux précé­dents, il y a quand même un ”progrès”: une histoire avec des person­nages que l’on arrive à suivre. La première maquette de couver­ture citait la collec­tion Histoires fantas­tiques qui publiait des choses plutôt étonnantes et notam­ment du Forest, une influence remar­quable de Blutch. Dommage que cette première couver­ture ait été abandon­née, la nostal­gie fonctionne bien de nos jours.

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Voici donc Liebling (”chérie” en allemand voire en alsacien, rappe­lons que Blutch est de Stras­bourg et tous les person­nages de la BD ont des prénoms et noms germa­niques), jeune artiste douée nouvel­le­ment engagée chez Media­mon­dia pour travailler sur un poste d’Euri­fice – une sorte de chose informe où l’on glisse les mains et où on ne peut pas voir le travail effec­tué ni même sa nature. Pour avoir refusé de se plier aux caprices de sa chef, elle dégrin­gole au septième sous-sol où elle produit des planches qui attirent l’atten­tion des gros pontes qui cherchent un succes­seur à Lantz, l’auteur du Nouveau Nouveau Testa­ment, qui n’arrive pas à finali­ser le tome 42 de la série et qui oscille entre femme potiche et diverses maîtresse – la collante et celle qui se casse. Sauf que Liebling est aussi amoureuse d’un jeune Lantz et que Media­mon­dia est prêt à tout pour faire bosser Liebling.

C’est une histoire de science-fiction comme on en voyait dans les années pré Star Wars, un univers étrange et décalé, avec pas mal d’ins­pi­ra­tion Dickienne – un person­nage de jeune direc­teur de collec­tion aux dents longues (nommé Blütch (sic)) abuse du love-relief, un truc qui donne l’illu­sion d’être un person­nage d’his­toire porno­gra­phique et ne fait plus la distinc­tion entre ses fantasmes et la réali­té, le système Eurifice organique et effrayant dont on est prisonnier…).
Comme dans le précé­dent ouvrage Pour en finir avec le cinéma, Blutch se met en scène ici en auteur à succès bloqué sur le plan artis­tique et coincé entre les diffé­rentes femmes du moment. Il y a d’ailleurs beaucoup de femmes dans cette histoire et même les employées de la cantine portent des blouses ouvertes sur leurs seins. Comme souvent chez Blutch, elles sont la plupart du temps passives face au désir mascu­lin , montrent leur petite culotte, sont froides et incom­pré­hen­sibles et seule Liebling semble vivante dans un monde citadin ultra saturé de béton et de personnes, un monde qui cherche à l’écra­ser pour exploi­ter son talent. Il y a d’autres thèmes plus compli­qués à comprendre (l’aveu­gle­ment notamment).

En étant plus ”lisible”, Blutch se révèle encore plus noir et pessi­miste que dans ses précé­dents ouvrages. Ce n’est plus la bassesse et la vulga­ri­té d’un homme qu’il moque (comme dans Blotch) mais un univers moderne qu’il vomit. Comme le clame le person­nage, ”la bande dessi­née véritable, ça se fait à la main ! À l’ancienne…” alors que les jeunes filles travaillent sur des Eurifices – des ordina­teurs, évidem­ment – qui donnent des résul­tats sans qu’elles en connaissent le fonction­ne­ment, objets immondes et dévoreurs qui rappellent la créature de Posses­sion de Zulaws­ki.
De manière encore plus étonnante, Blutch parle de la bande dessi­née tel qu’il la ressent en ce moment, un univers cynique basé sur l’exploi­ta­tion de licence et de jeunes artistes dont on ne demande qu’une création sans saveur et sans danger, où seul l’oppor­tu­nisme permet de durer.

Évidem­ment, le paradoxe, c’est que l’album est publié chez Dargaud qui appar­tient au groupe Média-Parti­ci­pa­tion (Média­mon­dia ?) qui joue aussi la carte de la licence et qui ne publie pas beaucoup d’albums de ce genre. Et il paraît que Blutch veut reprendre Tif et Tondu.

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Comme avec les précé­dents albums, je sors un peu mal à l’aise de ma lecture (on peut trouver fatigant sa vision des femmes, son person­nage pleur­ni­chant et obsédé de petites culottes) mais tant du point de vue du dessin, de la volon­té de pousser un médium qui s’embourgeoise, que de la capaci­té de se renou­ve­ler et de garder sa colère intacte, Blutch prend une place incon­tour­nable en bandes dessi­nées. Le dernier auteur à me donner envie de me mettre derrière ma table à dessin ?
Finis­sons avec un petit mot sur les couleurs d’Isabelle Merlet qui sont de toute beauté et qui m’ont permis de ne pas avoir de regret de ne pas pouvoir me payer la version noir et blanc à 99 euros (rigolons ensemble).

Remarque comme ça : les tableaux de Liebling sont de Bertrand Mandi­co, ancien colla­bo­ra­teur du Cri du Margouillat (entre autres). Je vais en repar­ler bientôt. Et je n’ai pas compris le gag NNT.

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10 commentaires

  1. Complè­te­ment d’accord avec tes commen­taires. Ajoutons qu’il y a quand même pas mal d’humour dans certaines incon­grui­tés (les ”toutous”) , dans le traite­ment du genre SF. Et puis il y a cette boucle tempo­relle assez paradoxale mais plutôt bien amenée, qui me fait penser aux ”Gommes”, le roman de Robbe-Grillet. Bref, à mon âge, Blutch réussit à m’éton­ner encore, ce qui est étonnant.

    • C’est vrai qu’il y a des espèces de gags parse­més mais on ne peut pas dire que ça ait une influence sur l’his­toire alors je ne les ai pas relevés – d’ailleurs, tel le traduc­teur de Kafka qui trouvait ça hilarant, on peut consi­dé­rer une grande partie de cette histoire comme étant parti­cu­liè­re­ment drôle. C’est un point de vue qui se défend si on a un humour un peu étrange.

  2. C’est une maîtrise parfaite de sa folie​.Je ne saurai me passer du sillon que creuse Blutch,somme toute depuis le début,acceptant l’idée que mon cerve­lat n’aura jamais le dessus​.Il y arrivera,à un livre pensé comme une ligne,un fil seul.Ou alors,oui,un Tif & Tondu.Avec des filles mémorables.C’est un projet effrayant:Blutch ferait une merveille,mais nourri­rait la vanité d’un éditeur paresseux.

    Excel­lente remarque sur les couleurs d’Isa­belle Merlet.Mariage toujours trés heureux avec Blutch.

  3. Isabelle Merlet a aussi un blog​.Et un parcours trés riche.Sauf homonymie,je serai ravi de savoir comment Blutch & Merlet ont été amené à colla​bo​rer​.Il semble qu’il s’agisse de sa première bd (Que de conditionnels).

  4. Quelques remarques rapidement :

    - NNT = Nouveau nouveau testament

    - Isabelle Merlet a évidem­ment fait les couleurs d’autres bd (et notam­ment de petits chefs d’oeuvre peplu­mesques). C’est la meilleure coloriste du monde.

    - ”Lune l’envers” mérite au moins deux lectures, selon moi. La première est désar­çon­nante certes mais la deuxième est très drôle et souligne la finesse du récit. ”Pour en finir avec le cinéma” m’avait fait le même coup, et ce n’est qu’à la deuxième lecture que j’ai adhéré complè­te­ment et compris que Blutch est grand.

    - La boucle tempo­relle étrange et qui suscite des inter­ro­ga­tions très fertiles me fait penser un peu à la construc­tion bizarre de Mulhol­land Drive de Lynch.

    • Ah ben oui, NNT, pas capté. Je suis bêto.

      La boucle tempo­relle me paraît quand même plus ”simple” que celle de Lynch qui ne résoud pas du tout les paradoxes. Quoique la vision dans la vitrine peut complexi­fier la chose.

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